Une nouvelle extraite du recueil « Confinarium ».
La veille du premier jour, le Président, dans une allocution télévisuelle, annonça que la nation était désormais constituée de deux sortes de citoyens : les Essentiels et les Non-Essentiels. Entouré de toutes sortes d’experts en organisation collective, il n’avait pas manqué de réfléchir lui-même à la question, s’était accordé quelques mois pour l’examiner, puis avait fait preuve d’une telle adhésion qu’il affirmait désormais en être le concepteur. La chose avait donc été adoptée en Conseil des ministres, une nuit que tout le monde dormait.
Dubonnet, devant son poste de télévision, évita de justesse la congestion cérébrale. Lui, un si grand artiste, relégué dans le clan des Non-Essentiels, le scandale n’était pas loin. Quant à Neuville, qui exerçait malgré lui le métier d’agent de collecte, et qui n’avait eu de cesse d’être insidieusement rabaissé par une franche portion de ses compatriotes, se vit valorisé pour la première fois de sa vie : il était admis dans le rang des Essentiels ! Frusquin, trader pour la Banque Publique, en était aussi. Briscard hésitait, il était perplexe, comme beaucoup de journalistes.
L’annonce ne manqua donc pas de faire son effet, mais il était évident que Les Instances devaient au plus tôt, afin d’apaiser les ferveurs et d’organiser la mesure, établir une Liste Officielle. Ce qui fut fait, en dépit du bon sens d’après certains, de façon pertinente d’après des autres.
Le lendemain de l’allocution, chaque foyer recevait dans sa boîte aux lettres, par on ne savait quel moyen, la fameuse Liste. Il s’en suivit que les Essentiels se mirent illico à sillonner les rues, le torse large et le menton haut ; les Non-Essentiels restant enfermés chez eux, les yeux dans les orteils et le nez au carreau.
− Je sors prendre l’air, cracha la mère Leroux (cinquante ans, camée en broche, hôtesse de caisse) au pif du père Leroux (un mètre soixante-douze, blanquette de veau, employé de bureau). L’une en était, l’autre pas. Un ascendant sensible, en faveur de madame, s’était subrepticement introduit dans le foyer.
Chez les Devallois-Martin, que le quartier surnommait les Filles, l’affaire ne prenait pas la même direction. Le problème ne résidait pas dans l’option d’en être ou d’en être pas, elles n’entretenaient pas, elles, de ces soucis d’ego ridicules, elles avaient bien d’autres panoramas incommodes sur lesquels se pencher. Non, l’encombrant se situait dans la question, pour Mlle Devallois surtout, du confinement propre. Elles exerçaient toutes les deux le métier de soignantes, l’une à l’hôpital, l’autre en maison de retraite, et Devallois ne se voyait pas prendre le risque, en circulant par les rues la jupe au vent, de propager un virus qui aurait décimé toute la maison de vieux pour peu qu’il s’accrochât en douce à un de ses talons plats, de même que Mlle Martin de le conduire par la main de l’hôpital jusqu’à leur logis douillet. Elles passèrent une bonne partie de la nuit, dans l’insomnie de leur grand lit, à balancer la question cul par-dessus tête, avec pleurs, rage, passion, altruisme, etcétéra. Mais la nocturne ayant pour talent de conclure pour soi, au matin la décision fut prise pour Devallois de s’inclure dans le confinement en demeurant chaque heure du jour et de la nuit sur son lieu de travail, et pour Martin de s’introduire quotidiennement la gueule dans celle du loup, à raison d’une quinzaine d’heures par jour seulement.
Pendant ce temps-là, Les Instances organisaient la parade.
Une des premières mesures qui furent appliquées concernait l’alimentation. Il fut convenu que la population devait réduire sa consommation journalière de calories, la distribution et l’approvisionnement n’étant pas franchement comme d’habitude. Le Ministère de l’Appétit décida que 1400 était un chiffre raisonnable, et à la portée de tous. On fit en sorte de vider les rayons de tout produit susceptible de défavoriser l’ordonnance. Du personnel thérapeutique, le plus à même de distinguer le nombre de calories alimentaires présentes dans les chips, les bonbons ou les plats cuisinés, fut réquisitionné pendant deux jours.
Il fut également décidé que la demi-livre de beurre correspondît dorénavant à cent grammes, la botte de poireaux à six-cents, que la pinte, la chope ou le baron fût réduit à 30cl et le galopin à huit, sept millilitres pour la cuillère à soupe, la noisette à deux grammes, la pincée à 0,2. Et par mesure d’économie d’énergie, l’eau devait désormais bouillir à 70°.
Pendant ce temps-là, les organismes funéraires participaient à l’effort de crise en créant des postes de maîtres de cérémonie, porteurs-chauffeurs, marbriers-menuisiers, visseurs de poignées, creuseurs de trou, conseillers financiers et directeurs d’usine.
− Il faut organiser la résistance ! vociférait Dubonnet de cinq à sept à qui pouvait l’entendre. Mais les rues étaient désertes, et de sa fenêtre l’artiste ne recueillait qu’un maigre succès, si loin des triomphes reçus, des bouquets de roses sans épine et des standingovations qui constituaient son quotidien encore la veille.
L’éboueur Neuville prenait sa revanche. Il ne rasait plus les murs, ne se cachait plus derrière les voitures, ne baissait plus la tête, il n’était plus une ombre des bas-fonds, un pauvre, un illettré, un être de rien. Sa situation officielle d’Essentiels le remplissait de fierté. Il abordait la besogne, avant l’aube, la botte légère et les gants blancs, conscient du sacrifice qu’il offrait à tous ces pauvres gens, emprisonnés chez eux, condamnés à n’occuper leur temps qu’à remplir des poubelles, et qui le regardaient avec envie et gratitude derrière les vitres de leur reclusoir exigu, un tendre coucou secoué par une main triste.
Bien qu’il fût longtemps considéré comme le jouet et le collaborateur de la Présidence, il était un métier qui posait désormais question et rendait perplexes les autorités : celui de journaliste. Pour faire face au déferlement de sales informations qui circulaient de-ci de-là, Les Instances prirent le prétexte de les rendre propres en les centralisant. Il fut convenu que tous les journaux devaient souscrire un abonnement à la Juste Presse, organe officiel, qui permettait de contrôler la taille et le style des caractères typographiques utilisés. En parallèle, une liste fut établie qui mentionnait les noms des journalistes incapables de rédiger un texte sans fautes de français ou d’orthographe. Ceux-ci rejoignirent les Non-Essentiels, autrement appelés Non-Es’, ou Non-S, ou N.-S., pour faire plus court. À contrario, des légions d’honneur furent distribuées à ceux qui relayaient les plaisanteries gouvernementales (parce qu’il fallait bien rigoler un peu), ces derniers incorporant automatiquement le clan des Essentiels (les S). Une fois ces grandes mesures mises en œuvre, la population se verrait débarrassée du problème de la désinformation, une plaie sanguinolente désormais désinfectée dans le corps pur et fragile de la belle Marianne.
Briscard, lui, à qui on ne la faisait pas, avait dès le début intégré l’opposition, et il n’hésitait pas à rendre public le moindre, insignifiant et anodin mensonge d’état. Mais comme il était tout seul dans son coin, et très peu lu, malgré l’imagination fantasmatique dont il faisait preuve et l’ardeur qu’il mettait à secouer son petit torchon, il fut admis qu’il faisait preuve d’hanounanisme, on lui brisa le stylo, et il fut placé chez les Non-Essentiels. Un comble.
− Tu n’oublieras pas de faire la vaisselle ! beuglait la mère Leroux à son « Non-S. » de petit mari dont l’indigne résultante était une reconversion professionnelle d’homme au foyer.
− Oui mamour, lui répondait-il.
− Non parce que pendant que monsieur prend sa vessie pour une citerne, hein, bien pépère à l’abri, c’est mouâ qui va au front ! Alors ça serait pas mettre la lune dans les petits plats que quand je rentre y’a rien qui traine partout ! T’as repassé mon chemisier ?
Puis Mme Leroux partait la fleur au fuseau récurer sa caisse au pschit antiseptique dans l’héroïque supérette de la résistance, fière comme D’Artagnan.
Et tandis qu’un nouveau Conseil des ministres s’opérait au sous-sol du bureau présidentiel, Mlle Duvallois regagnait pour une durée indéterminée son nouveau logis : une chambre tout ce qu’il y avait de confortable, bien équipée, du mobilier en cerisier, une collection de poupées en porcelaine, et aux murs des jolies broderies encadrées qu’une mamie avait eu la bonne idée et la gentillesse de laisser à disposition.
− OIV ! réclamait la Ministre des Répartitions.
− Tout doux, lui répondait le Président, il me faut réfléchir au préalable. Buvons un coup.
− Késako OIV ? chuchota le Ministre des Salubrités Publiques à l’oreille de celui des Restrictions.
− Opérateurs d’Importance Vitale, lui répondit-il, les entreprises qu’on a besoin pour faire tourner le pays.
− On a ça, nous ?
− Ben ouais, tu penses, y’en a qu’ont déjà réfléchi.
Le Ministre des Salubrités Publiques fronça les sourcils, puis une lumière éclaira son regard.
− Genre les usines qui fabriquent des masques, des gels et des respirateurs ? s’extasia-t-il.
− Pense pas qu’à toi, mon vieux, va falloir des nouveaux costumes à la Milice qu’on va créer, parce que sûr que ça va être le bordel dans pas long.
Sur quoi il fut dit que le Président avait eu la géniale idée de réquisitionner des entreprises publiques et privées dans le but de les soumettre à l’obligation de poursuivre leurs activités. Avec réquisition de leur trésorerie. Et du personnel. Et des résidences secondaires. Et des œuvres d’art. Et des pommes de terre.
Dubonnet, quant à lui, n’en démordait pas, et de fait déclamait de façon théâtrale tous les soirs à vingt heures, du haut de son belvédère, entre deux fleurs de géranium, les textes contestataires que l’agitateur Briscard faisait circuler sous le manteau.
Mlle Martin suivait le protocole hospitalier et passait plus de temps à soigner les malades qu’à manger, dormir, et désinfecter sa propre personne.
La mère Leroux, dont la revanche sur cinquante ans de préjudices sexistes, dont vingt-huit de mariage, faisait rosir les joues et gonfler l’organe, gueulait à tire-l’haricot si jamais la bectance était pas aux fourneaux quand elle rentrait. Le père Leroux, diminué pour sûr, chaussait ses mules, reposait l’aspirateur et sortait la dinde, qu’était plutôt du poulet.
Le dimanche en huit offrit l’occasion aux Essentiels de prendre un bain de soleil, ce qui eut pour conséquence de dépiter profondément les Non-S., contraints qu’ils étaient à la réclusion domestique.
− C’est pas normal ! gueulèrent certains.
− C’est pour votre bien ! leur répondirent les autres.
Mais il s’en trouva des récalcitrants, déterminés à chasser l’injustice qui les frappait au visage comme peuvent les rayons d’un soleil violenter des évadés, ou des albinos. Ainsi l’on put voir dans les campagnes, les plages, les quais et les trottoirs une foule improbable de promeneurs dégourdis. Le chiffre que représentait l’aspect général de la chose était époustouflant. Les Instances n’apprécièrent pas que l’on se moquât d’Elles et une nouvelle ordonnance du Président fut éditée, en pleine après-midi dominicale.
« En vertu des pouvoirs qui m’ont été conférés par le Suffrage Universel, j’ordonne ce qui suit :
§1 - Il est obligatoire aux Essentiels de paraître en public avec une Étoile Verte portée bien visiblement sur un côté de la poitrine, solidement cousue sur le vêtement.
§2 - Toute personne Non-Essentielles qui portera l’Étoile Verte sera punie d’emprisonnement et d’amende ou d’une de ces peines.
§3 - Entrée en vigueur immédiate. »
De ce fait, les gens prirent leurs jambes à leur cou jusqu’aux portes de leur habitation et s’y engouffrèrent avec fracas. Ça souffla, éructa, bava et expectora à perdre haleine. Il y eut des bousculades, des gueulantes et des crachats lancés. On délaissa dans l’allégresse toutes les consignes de politesse et de distanciation. Quelques jours plus tard, Mlle Martin constata dans son service une recrudescence de cas, nous étions enfin parvenus au pic de la pandémie.
Dubonnet cria à la ségrégation. Neuville prit l’Étoile pour une médaille. Briscard rappela l’égalité des classes devant la loi. La mère Leroux en profita pour mettre une couche supplémentaire d’humiliation à son mari. Les filles, trop occupées par des choses vitales, n’en eurent cure.
Une usine fut sur le champ affectée à la conception de ces étoiles à cinq branches, de couleur verte, comme symbole d’autorisation à circuler, avec un S en leur milieu ; le Président fit même le déplacement pour valider le choix du tissu. « Quelle bonne idée j’ai eu », déclara-t-il au journal télévisé.
Les Essentiels survivants furent invités à retirer leurs Étoiles dans les locaux de leur municipalité. L’État-providence ne lésinant pas sur le trésor public, chacun pouvait bénéficier de trois exemplaires. Le père Leroux dut coudre lui-même celles de son épouse en prenant garde de ne pas faire de faux plis sous peine de recevoir une torgnole des plus salées.
Les cartes d’identité furent également tamponnées d’un « S » officiel.
Et puisque la gouvernance n’était pas à une marrade près, des affichettes furent imprimées en noir sur fond vert avec l’inscription « Entreprise S » et placardées sur les vitrines des boutiques essentielles. Elles permettaient de distinguer les établissements ouverts de ceux dont les grilles étaient baissées.
Les Non-Essentiels n’avaient plus qu’à se tenir à carreau derrières les leurs, on n’allait plus laisser passer la rigolade.
Mlle Martin dut coudre son Étoile Verte sur sa blouse et son temps libre, c’est-à-dire sous sa surblouse recyclée et entre deux intubations. Fidèle aux respects des consignes, elle n’en restait pas moins perplexe à la lecture de certaines recommandations du Ministère des Salubrités Publiques, pour preuve cette note officielle qui circulait dans les services : « Dans le contexte actuel d’utilisation massive des lits médicalisés, et afin de faire face au risque de pénurie, le Gouvernement a donné un avis concernant la possibilité de doubler voire tripler le taux d’occupation des lits en favorisant le tête-bêche ou le sens dessus dessous, à condition d’en obtenir l’autorisation écrite des intubés. » Les hôpitaux n’étant plus pourvus d’imprimantes depuis les dernières restrictions budgétaires, Mlle Martin se demandait comment il lui serait possible d’utiliser un tel document. Elle en fit part à sa supérieure qui lui répondit par un haussement d’épaules. « C’est pas faute de les avoir prévenus », ajouta-t-elle en chaussant ses sacs-poubelle.
Moyennant quoi les chemins, rues, avenues et boulevards furent davantage désertés. Des dispositions dérogatoires furent cependant instituées, au cas par cas, quant à l’utilisation des autoroutes par les cadres des entreprises condamnées au télétravail : on n’allait tout de même pas priver ces gens, bien qu’ils fussent Non-Essentiels, de partir en vacances. Il ne fallait pas tout mélanger.
Depuis toutes ces années que le Gouvernement se mordait la queue, tournant sur lui-même en souhaitant que cela ne se vît pas, ce virus représentait une belle aubaine. Quand on le pria de s’expliquer sur la quantité de réformes qu’il mettait en place, sans concertation ni vote, le Président répondait : « l’inertie. »
Cependant, afin de calmer des ardeurs et de gagner des points de sympathie dans les sondages, il fut permis à certains N.-S. d’opérer des sorties dans l’intention exclusive d’acquérir des produits de première nécessité, comme les cigarettes. Des laissez-passer furent imprimés en édition limitée, ils consentaient certains déplacements hors temps de couvre-feu, celui-ci fut décrété à la va-vite de vingt heures à midi. Il fut interdit de manger des fruits, sortir en pantoufles et déménager. On encouragea la promenade des vieux, le soir à dix-huit heures, à condition qu’ils fussent accompagnées. Briscard, qui n’en manquait pas une, ânonna que cette mesure permissive avait pour but d’exterminer toute une tranche de la population dont les Instances se félicitaient de ne plus devoir leur verser des pensions surnuméraires. C’en était trop, Briscard fut arrêté le soir même. À l’heure de l’apéro, l’intervention fut applaudie.
Le Ministre des Restrictions, ému par une telle docilité collective, se fit fort de mettre à jour sa Milice gouvernementale qui avait pour mission, outre de parader dans les rues dans des costumes tout neufs, d’appréhender les fraudeurs d’Étoiles, et de procéder à quelques arrestations au hasard et au faciès, histoire que la chose fût bien assimilée par tous.
Neuville et ses collègues comparaient leurs étoiles. Ils se donnaient l’impression d’être les shérifs de la rue et s’amusaient à des duels. Le premier touché par une sonde gastrique récupérée dans une poubelle et lancée par l’autre était mort. Ils s’en jetaient des bonnes, pleinement conscients de vivre une fichue époque. Ils en profitaient, les gaillards, c’est pas tous les jours qu’on pouvait rigoler comme ça.
Le père Leroux, qui bénéficiait de l’absence de madame pour mettre parfois le nez dehors, enfilait le manteau étoilé de son épouse et partait faire le tour du pâté de maisons. Choquée d’une telle appropriation illégitime, il fut dénoncé par la mère Leroux et passa deux nuits formidables en prison où il fut pris en charge et put se reposer un peu.
Quant à celle-ci, que d’aucuns surnommaient « la terreur du tapis de caisse », elle profitait de son rang pour remettre les calendes à l’heure grecque et venir chercher l’aiguille dans le pif aux Non-Es’ qu’étaient à son goût toujours trop nombreux à fréquenter sa supérette.
Considérés au départ comme des héros, valorisés par les Instances et la classe confinée, Les Essentiels, le menton haut d’arborer ainsi leur Étoile Verte, suffisants et prétentieux aux yeux de certains Non-Essentiels, commencèrent à faire des jaloux. On vit des entreprises subitement prendre feu, des carreaux et des nez furent brisés, des vols commis, des inscriptions injurieuses et anonymes taguées sur les murs des habitations. « Cela devait arriver », entendit-on dire avec une certaine pointe d’indifférence.
Il fallut donc intervenir. C’est à cette époque que les Lois du Confinement furent établies. Dans les commerces autorisés, on convint de séparer les rayons, dans les transports en commun d’isoler les emplacements. Des latrines, des bancs, des guichets furent de même scindés. Dans les villes, on réserva les trottoirs exposés au sud pour les S, ceux du nord pour les N.-S. Dans les campagnes, la démarcation s’opéra sur les routes. On affecta les viandes grasses aux uns, les maigres aux autres. On ferma les yeux sur les mariages mixtes à condition qu’il n’y en eut plus d’autres. L’idée de regrouper tous les confinés dans un même camp germa dans le sous-sol présidentiel mais il fut admis qu’elle était un peu radicale et prenait le risque d’être mal accueillie. Gravels, le ministre des Restrictions, ne manqua pas de témoigner son amertume.
Toutefois, les déplacements en faveur des N.-S. ne furent autorisés qu’au compte-goutte. Les placards s’appauvrirent, la faim entra dans les foyers confinés. Car ceux qui n’eurent pas la présence d’esprit de vider les rayons des supermarchés avant le confinement commencèrent à entendre gargouiller leur ventre. On tenta de se débrouiller pour améliorer l’ordinaire en développant le système D. On récupéra, transforma et favorisa le troc. Ceux qui n’avaient rien à échanger souffrirent davantage. Des draps furent découpés en bandelettes et utilisés dans les toilettes à des fins hygiéniques. Des cages à lapins fleurirent sur les balcons, des poules sur les terrasses. Des urbains virent se développer leurs compétences en jardinage : orties, pissenlits, cannabis. On cultiva des plantes potagères sur le moindre bout de terre disponible. S’organisa de facto un marché parallèle de denrées rares. Le cours du plant de tomate s’envola.
De même, afin de se faciliter la circulation, des Non-S. récalcitrants organisèrent un trafic d’Étoiles Vertes. Des ateliers de couture furent constitués par les ménagères en toute hâte dans les caves ou les greniers. Mais la Milice, informée par d’honnêtes dénonciateurs, pratiqua des arrestations. On devait interrompre la marche des appareils au premier bruit de bottes. Des patins assourdissants furent montés sur les moteurs des machines à coudre, d’autres sous les semelles des miliciens. Un chansonnier célèbre écrivit Le Chant des Couturières qui se propagea de confinés en confinés et devint l’hymne officiel de l’Endurance.
Ami, entends-tu le clac-clac des aiguilles dans la laine…
Mais une autre conséquence inattendue remplit d’étonnement les Instances, les scientifiques, et les comptables. Le nombre d’Essentiels se mettait à décroître de façon exponentielle. Ils tombaient comme des mouches, pourrait-on dire. Exposés au virus en première ligne (au front, à l’avant-garde, au premier plan), cette armée héroïque sans défense en prenait plein son casque depuis des semaines. La mobilisation générale ordonnée par le Président pour construire le jour d’après avait pour conséquence de décimer une tranche entière de la population. Mais une tranche jusqu’ici considérée comme vétille, et mise subitement au sommet de la pyramide des choses utiles, une tranche qui, avant le phénomène, vidait les caisses publiques en n’acceptant pas de réduire les coûts qu’elle exigeait, si mal payée fût-elle pourtant. Finalement ça se passait plutôt bien, à y réfléchir de près.
Mais il fut évident, pour les concernés, que le phénomène ne passa pas inaperçu. De tempérament factieux, les Essentiels ne furent plus d’accord, ce qui eut pour conséquence d’exaspérer une fois de plus la Présidence.
− Ah non, ça va pas recommencer ! se fâcha le Président lorsqu’il apprit par la bouche même de son ministre des Restrictions qu’une grande manifestation d’Essentiels s’organisait dans les rues de la capitale.
− Ils formulent leur droit de retrait, lui répondit-il. Je fais quoi ? J’y tire dans leurs yeux ?
− Calmez-vous, Gravels, faut que je réfléchisse…
− Y en a aussi, poursuivit le ministre, qui demandent à intégrer les Non-Essentiels. Vous rendez compte ?! Et eux, paraît même qu’y sont bien contents d’en être. C’est le monde à l’envers ! On a un peu trop valorisé les Essentiels, voilà mon avis, Monsieur le Président, ils ont pris la grosse tête, ils veulent plus prendre des risques pour sauver une classe qui sert à rien, qu’y disent.
Le Président leva la main en guise d’interruption, fit plusieurs tours du grand bureau, compta les fauteuils, disposa les carafes d’eau de vie de façon symétrique, recompta les fauteuils et ses doigts, et vint déclarer à son ministre :
− Après tout, si ces rebelles se rassemblent…, ça peut peut-être nous arranger…, comprenez, la distanciation ne sera pas respectée…
− Ce que vous pouvez être malin Monsieur le Président, mais…, qui qui va vider les poubelles alors ?
− Et bien vous.
− Qui moi ?! manqua s’étouffer le ministre.
− Oui vous, enfin vos hommes, l’armée quoi. Soyez pas si con.
Ainsi l’armée, suréquipée et protégée par des dispositifs sanitaires high-tech, remplaça progressivement le reste de la population essentielle. Les infectés en contaminèrent d’autres et tous dépérirent seuls dans leur coin, en apnée perpétuelle. Duvallois ne revit jamais Martin, le père Leroux fut débarrassé de la tyrannie matrimoniale, une sonde gastrique eut raison de la résistance de Neuville, Briscard fut oublié dans sa geôle souterraine. Le régime politique devint ouvertement totalitaire et contraignit à rester au chaud dans son intérieur calfeutré un peuple non-essentiel à qui l’on avait omis de préciser que le virus était sur le point de se voir définitivement vaincu. Devallois devint aussi vieille que ses pensionnaires, on dit même qu’elle prit un peu d’avance. Leroux se fit un bonheur de laisser autant qu’il était possible des miettes dans son grand lit et y resta le reste de ses jours. Quant à Dubonnet, sans le soutien des textes de Briscard, ni les applaudissements fournis d’un public disparu, il se vit devenir peu à peu transparent jusqu’à disparaitre complètement de la surface des planches de la planète, sans bruit, seul et dans l’indifférence générale.
L’ennemi, épuisé par tous ces mois d’hostilité, était donc en voie de capitulation car le Président, un matin qu’il se rasait, avait eu l’idée géniale de prendre des nouvelles des scientifiques qui planchaient sur la chose depuis tout ce temps. Il apprit ainsi que le virus se transmettait par les voies aériennes, dans les gouttelettes que les contaminés échappaient des postillons, crachats et éternuements que ces inconscients ne laissaient pas de retenir. Un décret fut donc édité qui interdisait ces pratiques égoïstes et non républicaines. Pour confirmer la décision et éradiquer définitivement la chose, le Président, pris dans l’inertie des idées géniales, ordonna que d’autres virus antagoniques fussent élaborés dans les laboratoires secrets du Gouvernement : le docilivirus, qui annihilait toute sorte de contestations, le céphalévirus, qui jugulait les initiatives intellectuelles, l’amnésivirus, qui permettait à la Présidence d’appréhender sans stress ses réélections successives, le krachvirus, contre toute forme de banqueroutes financières, l’ecstasyvirus, pour un état béat permanent, le pauvrovirus, l’illettrovirus, le feignantovirus, le réfractovirus, le costardovirus, le bordélovirus, le minimasociovirus, le franchilaruvirus, le kwassassavirus, le pognonovirus, etc.
La nouvelle nation fut ainsi strictement composée de militaires et d’imbéciles heureux, et de traders aussi.