Quand Chris s'est pointé à la maison, on en était déjà à notre troisième verre chacun. Autant dire qu'on allait bien
s'énerver. Elisa remuait son chili penchée sur sa marmite, goûtait à même la cuillère en bois, et se jetait une rasade de Sang de
taureau. Moi je tapais généreusement dans les cacahouètes. J'avais bien fait de me charger les bras en sortant de la supérette.
– Salut les nases, qu'il nous a jeté en déboulant. Je sais, je suis en retard, mais vous m'en auriez voulu d'arriver en
avance.
Il me colla dans les mains une paire de galettes surgelées et vint faire la bise à Lisa.
– La vache, ça sent la bidoche jusqu'au bout de la rue.
– Non, c'est du boeuf, elle répliqua.
L'accolade étant consommée, on s'installa autour de la table.
Chris était un type qui avait toujours deux ou trois projets en tête. Tu le voyais une fois, il te parlait d'un truc pendant des heures. La
fois suivante, il t'en parlait avec autant de passion, sauf qu'il s'agissait de tout autre chose.
Ce coup-ci, il prévoyait de créer un journal didactique, une sorte d'agenda qui regrouperait toutes les activités de culture, de sorties et
de loisirs du coin, avec l'intervention de virtuoses locaux. Je voyais pas trop où il voulait en venir.
Je suis parti dans la cuisine nous fournir en pistaches et olives noires.
En revenant à table, Elisa nous faisait tourner un Syd Matters aérien qui présageait une ambiance des plus cosy.
J'ai rempli les verres tandis qu'ils développaient l'idée d'apposer au bas des photographies de Chris des textes sinon explicatifs, du
moins complémentaires.
– La photographie d'art n'a pas besoin de légendes, que j'ai tranché.
– On ne parle pas de légendes, m'a retourné Lisa, on parle d'un texte, d'une phrase ou d'un mot qui fait partie intégrante de la démarche
de création.
– Tu vois, a ajouté Chris, il peut aussi s'agir d'une anecdote au moment de la prise de vue. Ce qui tendrait à donner à la photo l'idée
qu'elle n'est pas seulement une représentation, mais aussi l'oeuvre d'un photographe. Tu saisis ?
– Il me viendrait pas à l'idée d'expliquer un poème. Ou d'ajouter une note qui permettrait au lecteur de le comprendre ou de
le recevoir. Il est perçu ou pas, point barre. J'abhorre l'idée qu'on me prenne la main et qu'on me mette sous le nez « c'est pour ça, triple
ignare, que c'est une oeuvre » !
– Mais on ne parle pas d'explications ! s'est enflammée Lisa, on parle d'éléments unis dans un tout. Ton bras gauche, hormis qu'il se
trouve à l'opposé de ton bras droit, ne joue pas contre lui, l'un est autant justifié que l'autre.
– C'est vrai qu'avec un seul, je pourrais pas faire de bras d'honneur.
Ça s'est poursuivi un bon moment, à coups d'index levés et de mots plus hauts que d'autres, jusqu'à ce que chacun des trois ait fini de
fortifier sa théorie. En somme, on était tous plus ou moins d'accord. On en a conclu que l'expression d'un art ne saurait être complétée que par l'expression d'un autre et que, par conséquent,
une oeuvre ne pouvait pas être enrichie par elle-même. Un poème, accompagné d'une image, n'est pas un poème doté d'une explication, c'est une oeuvre qui comprend un poème et une image. Un texte
qui accompagnerait une photographie ne représenterait pas un exemple ou une précision mais une continuité d'expression. Une sorte d'addition des compétences. Ça m'a donné envie de plonger mon
doigt dans la sauce froide et rouge du chili, et de réécrire des poèmes.
Moyennant quoi je suis parti nous ouvrir une autre bouteille de vin.
On a dérivé sur des sujets d'ordre plus général, comme la difficulté, si on en était là, de ne devoir retenir qu'un seul livre au monde,
celle des peuplades primitives de ne pouvoir échapper au salpêtre grignotant de la civilisation occidentale, la résurrection prochaine du Fluxus dans la vie culturelle locale, ou l'influence du
Bauhaus dans les démarches photographiques de Chris. Avec Lisa, on s'est dit par les yeux le bien que ça faisait de s'élever parfois au-dessus du niveau de la mer.
Ce qui fait que la soirée s'est prolongée une bonne partie de la nuit et qu'on s'est rendu compte que les nourritures qu'on nous proposait
quotidiennement avaient souvent un goût de fiel. Sans compter cette propension qu'on avait tous, plus ou moins, à se contenter d'ouvrir la bouche en grand pour faciliter ce gavage monotone, fade
et calorique. Ah comme il eut été plus festif de choisir la saveur de nos pitances quotidiennes ! Ardent, le plaisir d'une nourriture calée sur nos désirs ! Vive, la satisfaction d'en être maître
!
Mais voilà, tout génie que fut l'homme, il n'en restait pas moins un être primaire, barbare et organique.
C'est ce que je me suis dit, une fois Chris franchi la porte, quand j'ai couru vider mon chili assis sur la cuvette des
chiottes.
© Franz Alias